mardi 25 août 2015

Suzanne et les vieillards Carracci



1603

Titre original: Susanna e i vecchioni
Traduction: Suzanne et les vieillards

Auteur: Annibale Carracci 
ou 
Auteur: Domenico Zampieri

Notice du tableau au Palazzo Doria Pamphilj, Roma
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D'un récent séjour à Rome, je ramène mille petits souvenirs de grandes images et sensations que je vais essayer de décrire le rapidement possible avant que ma pauvre mémoire perde pied complètement.

Je commence d'abord par une œuvre présente au Palais Doria Pamphilj. Ce magnifique espace privé possède une somptueuse collection de peintures, de sculptures et d'autres objets d'art que je ne saurais trop vous conseiller d'aller voir. L'endroit n'est point envahi de touristes, on peut y flâner en toute aise.

Je reviendrai plus tard sur d'autres œuvres du palais, mais je commence par "Susanna e i vecchioni" (Suzanne et les vieillards). Pourquoi cette peinture plutôt qu'une autre?

D'abord, cet épisode de la mythologie chrétienne fait partie de ces thèmes que les peintres ont aimé à reproduire. Un thème très courant, comme St Sébastien, Marie Madeleine ou Judith et Holopherne est pour le regardeur comme une promesse, un petit jeu de connivence entre l'art pictural et le spectateur qui se pose inévitablement la question de savoir quelle est la vision particulière de l'auteur, ce qui le distingue des autres artistes s'étant déjà confrontés à ce même thème ? Comment s'y prend-il celui-ci pour s'approprier le sujet, en faire une œuvre singulière ? Les thèmes classiques offrent souvent cette opportunité plaisante. Ce fut le cas ici pour ma part.

De plus, "Suzanne et les vieillards" est un thème propice à l'érotisme, sinon à la sensualité. Il est piquant, c'est à dire dérangeant aussi. Rien ne peut plus m'intriguer. Récemment, je suis également allé à l'exposition "L'âge d'or de la peinture à Naples" au Musée Fabre de Montpellier où j'ai pu admirer la "Suzanne et les vieillards" de Massimo Stanzione que je vais commenter aussi. Deux Suzannes en si peu de jours, j'étais obligé de comparer. Et elles sont si différentes ! Cela m'a paru très intéressant.

Et pour finir, dernier point qui pare cette œuvre d'une teinte encore plus mystérieuse : son auteur. Elle a été longtemps attribuée au Dominiquin (Domenico Zampieri). Or, à la galerie, elle est signalée comme l'œuvre de Annibale Carracci. Une base de données nous informe que l'attribution au Carrache est toute récente, sans autre précision. Quoiqu'il en soit, ce genre d'ombre fait partie de l'histoire de l'art. Ce sont des aléas fréquents, surtout quand les deux peintres putatifs sont liés, comme ici avec le Dominiquin, lié aux deux frères de Carrache.

Revenons maintenant à cette Suzanne. S'il s'agit bien du Carrache, elle est donc une œuvre de fin de carrière. Le maître est décédé en 1609. Elle date de 1603.

Ce que j'aime d'abord, ce sont les couleurs et surtout le contraste entre le rouge empressé ainsi que le bleu plus étouffé des deux vieillards, en pleine opposition avec la pureté blanche de la jeune femme. Le paysage alentour est très sombre, joliment fait, simplement classique. Mais les vieillards s'en extraient comme s'ils avaient été cachés par les ombres pour s'approcher sans être vus.

La ligne que suit notre regard depuis le vieux de gauche vers Suzanne à droite, en passant par le vieillard du centre, est fluide bien que formant une intersection avec soit une direction à droite vers la fontaine, soit vers le bas et le corps plié de la femme qui se reflète un peu dans l'eau. Cette ligne est parfaitement lisible.

Le tableau est agréable à l'œil, facile à comprendre, même sans connaître l'histoire de Suzanne. Je la résume vite : deux vieux vicelards matent une donzelle qui prend un bain, puis le zizi tout dur, proposent la botte à la belle qui refuse bien entendu. Vexés, les vioques l'accusent d'adultère. Heureusement, le prophète Daniel va les confondre et ce sont les vieillards qui seront condamnés.

Suzanne incarne la pureté. Et c'est bien cet attribut symbolique qui titille l'imagination. Et peut-être également la vanité des peintres ? Peindre la pureté : merde, quel exploit! La belle, la présomptueuse affaire! Certains ont accentué l'aspect érotique de cette histoire, en mettant en valeur la sensualité du corps de Suzanne et en enlaidissant les vieillards, comme pour signifier que la pureté n'existe que dans le regard impur des vicieux. Le fameux contraste.

Ici j'ai l'impression que ce n'est pas du tout ce que cherche le peintre. La posture de Suzanne n'a rien d'érotique : elle est fermée sur elle même, dans un inconfort manifeste. Aucune sensualité ne s'en dégage. Le tableau laisse une drôle de sensation. Curieusement, il a quelque chose de grotesque, presque comique. Je ne pense pas que ce soit intentionnel pourtant. Les corps se trouvent dans des positions incommodes, presque désarticulés. Le vieil homme de gauche enjambe le parapet, sa tête semble figée comme celle d'un chien à l'arrêt devant sa proie. Néanmoins, le reste du corps est en mouvement. Suzanne, en position de refus, lutte pour maintenir cachée sa nudité. Tout son corps est comme oppressé par l'élan pervers des deux hommes. Son corps est tendu vers un ailleurs désormais inaccessible. Son bras se tend vers la droite, tirant son voile comme ultime bouclier, mais sa génuflexion la cloue au sol. Impossible pour elle de fuir. La torsion du cou est forcée. Dès lors toute sa posture est bizarre, incongrue. Et l'ensemble des trois corps, leurs oppositions, forme un spectacle hors du commun.

En plus, comme les couleurs (bleu, rouge et blanc) détonnent par rapport aux fonds sombres, l'œil est en quelque sorte attiré, bousculé par ces différences. J'aime bien ça, les contours, les traits des personnages, comment leurs habits ou leurs corps se dessinent franchement. Ils y gagnent en relief, très nets. Les couleurs luisent. De fait, le tableau a été pour moi tellement agréable à regarder! Et à ce propos, il ne faut pas trop se fier aux reproductions trop claires. Le tableau est au naturel plus sombre. La galerie est peut-être pas si bien éclairée, il est vrai.

Pour finir, je dirais aussi que j'ai aimé cette fontaine. Je m'interroge encore sur sa signification. Elle est belle, tranquille. Immuable, dispensatrice de cette eau où se reflète une toute petite partie du corps de Suzanne. J'aime bien la façon dont la fontaine s'intègre sans le laisser apparaître nettement au reste du décor. Un flou étrange inquiète encore davantage. Les frontières sont estompées avec subtilité. Délicatement, dans le silence du noir. Phénomène jubilatoire finalement.

J'aime bien le Carrache, même si je lui préfère le Caravage. Il y a de la rondeur dans son trait et il n'a pas peur de la couleur, du fait qu'elle semble se détacher d'un fond plutôt monochrome. Je ne connais pas du tout l'histoire de ce peintre, mais je suis souvent touché par son travail.

S'il s'agit du Dominiquin, que je ne connaissais pas à vrai dire, hé bien, c'est une découverte plaisante. Ce tableau me plait beaucoup, mais j'avoue que je préfère la Suzanne de Stanzione que j'ai vue au Musée Fabre. Elle est plus sensuelle, mais surtout son beau visage impressionne. Beaucoup moins séduisante, celle du Carrache ne "fonctionne" pas par elle même. Elle fait partie de l'ensemble avec les deux vieux qui lui donnent tout son sens en fin de compte.

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